Convergence des luttes

Autres mouvements

Pourquoi la convergence des luttes ?

Le capitalisme exploite le vivant sous toutes ses formes. L’origine des catastrophes actuelles n’est autre qu’une multitude de rapports de dominations. Par conséquent, nous n’obtiendrons jamais de justice écologique si nous ne luttons pas en même temps aux côtés de tous les mouvements qui vouent leurs combats à d’autres justices sociales. Nous plaçons notre lutte à leurs côtés et intégrons la leur chez nous sans hiérarchisation. Nous reconnaissons que nos Principes et Valeurs ne nous permettent pas d’agir au nom d’XR chez tous les groupes militants et nous nous organisons pour rejoindre et soutenir ces groupes à titre individuel ou en mettant nos ressources à leur service.

Si, à titre d’exemple, l’on néglige des thèmes comme la colonisation, le spécisme et la division des genres, on méconnaît d’emblée les conditions originelles de la catastrophe écologique. En somme, on ne pourra jamais créer un monde meilleur si on ne remet pas en question l’entièreté du système qui nous entoure et dans lequel notre condition de personne blanche, dans un pays riche, nous rend la vie plutôt aisée.

S’il venait à y avoir une quelconque division entre nos différentes luttes (car c’est ce que l’Etat cherche à faire), d’abord tomberont celles qui sont les plus menaçantes pour le système capitaliste, puis toutes les autres ensuite.

Notion d’intersectionnalité

Définition: l’intersectionnalité est un concept qui définit la pluralité des discriminations qu’une personne, une population ou un être vivant peut subir en même temps. Il s’agit d’une zone théorique de recoupement démontrant le fait que la discrimination (de genre, de race, de classe) est aussi résultante d’une domination plurielle. Ces discriminations, lorsqu’elles se croisent, peuvent dans certains cas s’additionner et se renforcer.
Par exemple, une femme de couleur noire a d’avantage de mal à faire reconnaître par la justice les discriminations qu’elle subit au travail1. La juriste française Stéphanie Hennette-Vauchez explique que «si elles se présentent comme victimes de discriminations fondées sur le sexe, les juridictions les déboutent en soulignant que d’autres femmes (blanches) ne rencontrent pas les difficultés dont elles se plaignent. Si elles se présentent comme victimes de discriminations fondées sur la race, les juridictions les déboutent en soulignant que d’autres Noirs (des hommes) ne rencontrent pas les mêmes difficultés qu’elles.» 2

On observe donc l’émergence d’une forme de discrimination, soit additionnelle, soit nouvelle: cet exemple flagrant démontre que les femmes noires ne sont pas discriminées uniquement comme des femmes ou des personnes noires, mais bien comme une nouvelle conjugaison du fait d’être à la fois femmes et noires. En somme, l’intersectionnalité est utile dans le but où elle révèle des discriminations nouvelles et d’emblée invisibilisées par une forme primaire de discrimination.

Ce concept apparaît au 19e siècle par une ancienne esclave, Sojourner Truth, à la Convention des droits des femmes à l’Ohio, aux USA, pour exprimer son mal-être d’avoir une vie drastiquement différente de celle d’une femme blanche. Cette notion a ensuite été développée par des femmes de collectifs afro-féministes, dont Frances M. Beal, qui explique la triple oppression subie par les femmes noires: l’oppression de genre liée à une société patriarcale, l’oppression de classe inhérente à celle d’une société capitaliste, puis l’oppression de l’ethnie car elles sont constamment mises en marge, en tant que personnes racisées, dans une société post-colonialiste3.

Le mot « intersectionnalité » est utilisé pour la première fois en 1989 par la juriste noire américaine Kimberlé Krenshaw dans son article dénonçant les discriminations subie par les femmes noires dans le cadre professionnel. Si ce concept est politiquement et très intimement lié aux luttes afroféministes pour dénoncer plusieurs types d’oppressions, il ne serait pas juste de l’utiliser pour définir une forme de regroupement de plusieurs luttes. En effet, le milieu militant refuse la réappropriation d’une notion réservée aux personnes racisées et combinant plusieurs oppressions. Par conséquent, il est plus aisé de parler de convergence des luttes lorsque nous exprimons un regroupement de différents collectifs luttant pour plusieurs causes4. Afin d’éviter toute maladresse, retenons qu’une personne blanche est légitime de parler d’intersectionnalité seulement si elle ne s’identifie pas elle-même comme faisant partie d’un groupe luttant pour l’intersectionnalité. Ainsi, pour exprimer le fait que nous nous battons pour plusieurs causes, nous préférons utiliser le terme de convergence des luttes.

Sources
1. Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics

2. Intersectionnalité [nom] : concept visant à révéler la pluralité des discriminations de classe, de sexe et de race – Libération

3. Double Jeopardy: To Be Black and Female (Le double péril : être noire et femme)

4. Agathe et Clem : Intersectionnalité, inclusivité, convergence des luttes, quelles différences ?

Ecoféminisme

Définition de  Karren J. Warren

« J’utilise le terme d’écoféminisme pour désigner une position fondée sur les thèses suivantes :
1) il existe des liens importants entre l’oppression des femmes et celle de la nature ;
2) comprendre le statut de ces liens est indispensable à toute tentative de saisir adéquatement l’oppression des femmes aussi bien que celle de la nature ;
3) la théorie et la pratique féministes doivent inclure une perspective écologiste ;
4) les solutions apportées aux problèmes écologiques doivent inclure une perspective féministe. »

La notion d’écoféminisme est apparue dans les années 1970 lorsque plusieurs groupes de femmes se sont réunies de manières simultanées à travers le monde pour questionner leurs relations entre le féminisme et l’écologie, afin d’en faire des analogies et de trouver, d’observer des cas concrets et de trouver des solutions. Ce mot fut employé  pour la première fois par Françoise d’Eaubonne en 1947 dans son livre Le féminisme ou la mort et a permis de mettre en lumière les liens entre l’exploitation des femmes et l’exploitation de la planète:

« [La société patriarcale] s’étant emparée du sol, donc de la fertilité, et du ventre des femmes (fécondité), il était logique que la surexploitation de l’une et de l’autre aboutisse à ce double péril menaçant et parallèle : la surpopulation -excès des naissances- et la destruction de l’environnement -excès des produits-.»1

L’écoféminisme s’est alors distingué lorsqu’il s’agissait de protester contre l’exploitation et la destruction de milieux naturels, à un moment donné où les femmes se trouvaient majoritaires dans cette lutte et pouvaient percevoir un lien étroit entre l’exploitation de leur corps par le patriarcat et celui de la nature par une majorité d’hommes. En 1962, durant une conférence sur le livre de Rachel Carson intitulé Silent spring, la conférencière Ynestra King disait: « Nous constituons un mouvement identifié comme féminin et nous croyons que nous avons un travail spécial à faire en ces temps périlleux. Nous percevons la dévastation de la terre et de ses êtres par des guerriers du monde de l’entreprise et la menace d’annihilation nucléaire par les guerriers militaires comme des problèmes féministes. C’est la même mentalité masculiniste qui voudrait nous dénier notre droit à notre propre corps et à propre sexualité, et qui dépend de multiples systèmes de domination et de pouvoir étatique pour arriver à ses fins. » 2

Suite à cela, a eu lieu la « Women’s Pentagon Action »: une mobilisation générale écoféministe eu lieu à Washington, en 1981, et réunit plus de 3000 femmes dans une protestation ouverte contre la guerre et les injustices financières. En même temps, en Angleterre, devant la centrale nucléaire de Greenham, un campement abritait une cellule entièrement écoféministe nommée « Women and life on Earth ». Les philosphes anglaises telles que Mary Mellor, Carolyn Merchant, Val Plumwood, Ariel Salleh, Karren Warren, puis l’Indienne Vandana Shiva, ont repris le terme « écoféminisme » pour relier les deux formes de domination : celle des hommes sur les femmes et celle de l’Homme sur la nature.

Egalement, deux événements majeurs ont contribué à l’essor de l’écoféminisme: il s’agit de la catastrophe nucléaire de Three Miles Island (1979) et de l’installation de plusieurs dispositifs de guerre en Europe de l’Ouest (notamment des missiles). Ces deux événements ont donné lieu à la naissance d’une conférence nommée ecofeminism in the 1980’s  à Amherst, aux Etats-Unis, à laquelle plus de 800 personnes ont participé et ont adopté un manifeste décrivant les liens entre le militantisme pour le droit des femmes et celui pour l’écologie.

Se réapproprier ses émotions

Il s’agit d’une composante essentielle dans un monde où la destruction du vivant est régi par une culture qui met de côté les émotions humaines. Le lien est extrêmement fort entre la violence du patriarcat et celle d’un Etat qui détruit la planète. Le processus de naturalisation à travers l’écoféminisme est une remise au centre du rapport entre les femmes et la nature (par « nature », on entend ici le monde animal et végétal): on considère que l’humain a rangé les femmes dans un certain rapport émotionnel de la nature en leur dictant des comportement acquis. Ainsi, l’enjeu est double:

  1. Redéfinir la nature et de définir le type de leurs relations avec l’environnement
  2. Aller au-delà de la naturalisation dictée: remettre des priorités, habiter des lieux plus sainement, conserver certains gestes et atténuer d’autres plus stéréotypiques. Par exemple: s’intéresser aux plantes, au jardin, aux animaux, sans se sentir rangée dans une position de domination

Par conséquent, il faut comprendre que le féminisme, à travers l’écoféminisme, n’est pas juste une redirection des dictats du marketing à l’égard des femmes. C’est une révolution entière des schèmes et comportements que nous avons tous et toutes acquis. L’écoféminisme questionne le rapport entre la défense des territoires et la lutte contre les violences faites aux femmes, entre le retour à la terre et le patriarcat, entre le véganisme et le droit des femmes…

Plus concrètement, il faut redonner de la valeur à des tâches qui n’étaient pas attribuées aux femmes dans une société capitaliste. Considérant qu’il y a des personnes dont le métier est de réparer des objets ou recoudre des vêtements. L’écoféminisme questionne la notion de progrès et considère que le réel progrès est d’appliquer une forme de résilience décroissante en pouvant aussi le faire soi-même.

Egalement, il faut redonner de la valeur à son propre corps et à tout ce qui a été associé au monde féminin qui, par extention en a perdu. Il s’agit d’un geste politique pour se réapproprier une force et un pouvoir dans ce milieu.

La forme d’une multinationale est patriarcale: en plus du fait que l’immense majorité des dirigeants sont des hommes, on observe aussi leur ambition de se rassembler pour faire grandir un projet et dont le but final est de générer du profit. Par conséquent, le travail de la nature, comme celui des femmes, devient invisible: il a perdu toute valeur prioritaire et on permet sa destruction. En somme, le patriarcat et le capitalisme, ont déjà créé un système mortifère à eux seuls.

Selon le film-documentaire « Ni les femmes, ni la Terre », en Amérique Latine comme en Inde, les femmes luttent dans un même temps contre les violences faites aux femmes, le système Monsanto, ou la destruction de leurs territoires par les entreprises extractivistes. Une maison de femmes a été montée pour qu’elles aient des lieux où se rassembler, apprendre, s’entraider et se défendre. Les analyses ont été faites sur le sol, l’air et l’eau: il y avait du plomb, du chrome, de l’arsenic et de l’endosulfène. « Là où existent des barrages, des mines, la fracturation hydraulique [… ] ce viol de la terre est le viol que nous, femmes originaires, subissons au quotidien. On ne peut pas accepter que des gens de l’extérieur viennent envahir notre corps. Que ce soit notre corps-terre ou notre propre corps. » Cette articulation entre corps-terre et propre corps a été pensé par les féministes communautaires dans différents pays d’Amérique latine.3

Un pouvoir provenant d’en bas

En France, le collectif des Bombes Atomiques est un groupe de femmes qui lutte contre le nucléaire: elles appuient leurs revendications à travers des chants et des cris. Il s’agit d’un appel au pouvoir basé sur une notion très différente du rapport au pouvoir usuel.  En effet, le pouvoir le plus répandu est celui qui soutient les institutions de domination dans l’exploitation et la destruction de la planète. Sauf qu’ici on parle d’une toute autre forme de pouvoir: celui dans le fait de pouvoir faire quelque chose de ses propres mains, par exemple en tissant, en écrivant, en créant ou en réparant. Il s’agit de retrouver l’origine du mot « pouvoir » qui signifie « être capable. L’écoféminisme qualifie ce pouvoir comme provenant d’en bas que nous devinons dans une graine, que nous éprouvons en tissant, en écrivant, réparant, en créant, en travaillant, n’a rien à voir avec les menaces d’anéantissement. Il est à entendre au sens premier du mot « pouvoir » qui signifie « être capable ». C’est le pouvoir qui provient d’en-bas: du savoir-faire, de la cohésion avec la terre, et d’un profond désir de (co)créer son monde. Par conséquent, l’écoféminisme ne se contente pas juste de vouloir renverser la place de ceux qui sont au pouvoir, mais surtout de démanteler la forme du pouvoir destructeur que notre société a mise sur pieds afin de faire émerger un sentiment de pouvoir beaucoup plus fort et passionnel provenant de l’individu-même.

Pour Vandana Shiva, il y a une forme de spiritualité dans l’écoféminisme qui est de reconnaître sa co-conscience comme force politique: « Après tout, c’est la construction mécaniste du patriarcat capitaliste qui nous a divisées et qui a désacralisé le monde. Il a désacralisé la nature, il a désacralisé notre être,  il a désacralisé nos corps, et c’est cette désacralisation qui constitue aujourd’hui une bonne part de la crise. Donc la resacralisation consiste à la fois à retrouver notre être intérieur, et à travers cette part, prendre conscience que la vie, la Terre, sa biodiversité, les femmes, les paysan·ne·s, les tribus, ont le pouvoir dont nous avons besoin aujourd’hui, non-seulement pour régénérer la Terre, mais aussi pour résister à cet empire démoniaque de l ‘extinction. La révolution dont on a besoin c’est de reconnaître que la Terre est une mère vivante, auto-organisée et intelligente. Alice Walker (actrice américaine), disait: « nous devons toutes et tous devenir mères, pas biologiquement, mais plutôt pour revitaliser la culture du care et respecter tout ce qui vit autour de nous. » » 4

C’est un processus émotionnel, social et culturel. Selon Vandana Shiva, le capitalisme exploite la nature comme si elle était là pour ça. Elle explique que l’écoféminisme, c’est revenir à la vie, et que la sauvegarde de la vie est l’acte le plus révolutionnaire que l’on puisse faire aujourd’hui. Concrètement, ça peut être la manière dont on fait sa propre nourriture, ses propres vêtements ou produits, mais aussi le fait de refuser d’aller dans certains magasins et toutes les pratiques qui font du mal à la planète. En somme, c’est rester en vie et respecter la vie sur Terre sous toutes ses déclinaisons possibles.

Compte tenu du lien entre féminisme et écologie, ce pouvoir de destruction d’origine commune exacerbe un monde occidental à la fois anthropocentré, mais surtout androcentré (= centré sur l’homme en tant qu’individu masculin). L’écoféminisme a pour but de redonner du pouvoir aux femmes pour une protection plus grande d’elles-même et la nature.

Sources

1. Ecofeminism : women, culture, nature
2. C. Larrère, L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe
4. Ecoféminisme #1 Défendre nos territoires | Un podcast à soi (21) – Arte Radio Podcast
5. Marine Allard, Lucie Assemat, Coline Dhaussy – Ni les femmes, ni la terre ! – Film documentaire

Pour aller plus loin

Livres

  • « Reclaim », de Emilie Hache 
  • « Ecoféminisme » de Vandana Shiva et Maria Mies
  • « Ecologie et Féminisme, Révolution ou mutation », Françoise d’Eaubonne
  • « Des femmes contre des missiles », Alice Cook & Gwyn Kirk
  • « Rêver l’obscur », « Chroniques altermondialistes », « Quel monde voulons-nous »,  de Starhawk
  • « 1%, Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches », Vandana Shiva

Liens

Antispécisme

Le sujet est déjà largement abordé par le mouvement Animal Rebellion et nous ne saurons mieux faire.
Pour plus d’informations sur les liens entre lutte écologique et antispécisme: voir les ressources d’Animal Rebellion Lausanne

Décolonialisme

Le décolonialisme, ou pensée décoloniale, est un concept établissant que, en dépit de l’indépendance et de la liberté obtenues par de nombreux peuples et pays, les rapports de domination et de pouvoir existent toujours envers de nombreux peuples entre les anciennes colonies à notre l’époque dite « moderne ». En somme, il est conçu que les pays les moins riches, et surtout ceux du sud, sont en position de soumission à de nombreux niveaux dans notre société, et que les populations de ces pays subissent une oppression systémique régulière partout dans le monde. La pensée décoloniale dénonce une décolonisation partielle maintenue par le capitalisme, et offre une approche intersectionnelle: les hiérarchies raciales, économiques, ainsi que le croisement de ces oppressions, sont omniprésentes dans notre société actuelle. Egalement, la pensée décoloniale elle dénonce une pratique économique et culturelle eurocentrées qu’il est important de démanteler afin d’avoir accès à de nouveaux savoirs qui offriront à la population une ouverture sur la diversité du monde et sur l’hétérogénéité des connaissance.

Vocabulaire décolonial

Nous comprenons que dans la vie courante il peut être parfois compliqué d’aborder un thème sans maladresses ou injonctions involontaire. Nous avons parfois peur d’utiliser certains mots et blesser ou léser une personne ou une communauté. Voici, ci-dessous, deux pages de vocabulaire dont l’excellent travail vous aidera à mieux aborder le sujet et à en comprendre les définitions:

• Décoloniser les arts – lexique pour « changer de vocabulaire »

• IRESMO : vocabulaire décolonial

« Ce ne sont pas nos différences qui nous divisent. C’est notre incapacité à reconnaître, accepter et célébrer ces différences. » Audre Lorde, Our Dead Behind Us : Poems, 1986.

Une écologie décoloniale

Synthèse du livre de Malcolm Ferdinand « Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen »

Malcolm Ferdinand parle d’une « double-fracture » qu’il est urgent de réparer: il s’agit de briser ce hiatus qui sépare les luttes décoloniales et environnementales, car lutter pour le vivant, c’est aussi et surtout avoir cette approche générique de la crise écologique, car autrement nous pratiquons une écologie coloniale et risquons de perpétuer les mêmes oppressions qui nous ont menés l’exploitation mortifère et actuelle des richesses du monde.

Nous comprenons par là une autre génèse de ce qu’est la crise écologique. Ce livre nous permet de voir à quel point l’écologie dominante est coloniale.

Pourquoi une écologie décoloniale est nécessaire ?

Pour deux raisons

– Une colère face à la destruction des écosystèmes dont l’origine elle a même que l’exploitation et l’oppression des personnes racisées. Un système fait d’inégalités et qui aboutit à des situations de transports maritimes d’humains jusqu’aux portes de l’Europe et qu’on n’accepte que moyennement dans nos pays, voire pas du tout.

– Une double-fracture: une séparation de deux formes de militantisme pourtant étroitement reliées. Le militantisme pour l’écologie et le militantisme anti-raciste ou décolonial. Aujourd’hui encore, ces deux formes de militantisme ne se rencontrent que trop peu. Et même s’il y a parfois des sympathies, on n’arrive que trop peu à reconnaître les liens entre nos deux luttes. En somme, la manière actuelle de penser la crise écologique se fait actuellement sans une connexion sérieuses avec les questions d’inégalités sociales telles que le racisme ou le sexisme.

En effet, lorsqu’on parle d’écosystème ou de biodiversité, on oublie le bagage historique de la modernité qui fait qu’aujourd’hui on en arrive à une exploitation généralisée de la planète Terre avec en prime sa destruction. Et dans un pays multiculturel, il convient alors de se poser les questions suivantes: pourquoi, aujourd’hui, lorsqu’on donne une conférence sur l’écologie, le public est majoritairement blanc ? Comment avons-nous fait pour créer un espace où il y a une telle absence de personnes racisées ? Pourquoi les personnes racisées semblent ne pas s’intéresser à la lutte.

Alors que parfois, lorsque nous créons une affiche pour promouvoir un événement, on se dit que ce serait bien qu’il y ait quelques personnes racisées sur la photo, on perçoit que le problème de fond reste le même: les personnes noires/racisées semblent se soucier assez peu de l’écologie. Malcolm Ferdinand nous dit que, en plus d’être occupées à leurs propres luttes, ces personnes ne trouvent pas leur place dans la nôtre. Autrement dit, il s’agit de la conséquence d’un problème dans la manière de penser et de conceptualiser l’écologie et des enjeux de la crise écologique.

Le but de l’écologie décoloniale est de bâtir des ponts grâce à un autre récit de la crise écologique et de notre conception européenne de la modernité à travers l’histoire de la colonisation et de l’esclavage.

Plantation et abolition de l’esclavage

Lorsque Christophe Colomb arriva aux Amériques en 1492, la colonisation fut un ensemble de méthodes visant à asservir les population vivant en Europe et les autochtones des Amériques. En plus d’être une forme violente d’esclavagisme, la colonisation a aussi été un génocide et un processus de destruction écologique majeur. Ces deux dimensions ensemble portent le nom de l’habité colonial: comprenons que la colonisation a imposé une manière de penser le monde; une manière de concevoir ses rapports à l’autre, à la nature, à la mort et face aux humains et non-humains. Ainsi, l’exploitation de la terre est une partie de l’habité colonial tandis que l’autre partie est cette altération de ce que signifie « être sur terre » dans la pensée commune.

En adoptant cette vision, on réalise que l’accès à une forme d’indépendance ne suffit pas comme forme de décolonisation, car elle ne déconstruit pas ces manières d’habiter la Terre que la colonisation a imposée: et cette manière d’habiter la terre a pris la forme d’une économie de plantation. Cela s’observe par exemple sur l’île de la Réunion, en Martinique, en Guadeloupe, alors que l’abolition de l’esclavage n’a pas d’avantage fait changer les interactions entre l’humain et son environnement. Le schème mental principalement imposé et qui subsiste après l’abolition de l’esclavage est cette économie de plantation: une notion qui incite les peuples à planter et travailler la terre pour survivre. De cette manière, les actionnaires ont pu se faire des bénéfices grâce à la survie de cette économie qui a été totalement compatible avec l’abolition de l’esclavage. Par exemple, lorsque la France demande à Haïti de rembourser son indépendance, cela s’opère par un développement de son économie de plantation. Et en plantant, non seulement on détruit la faune, la flore et la terre dans son ensemble, mais en plus on ne nourrit pas nécessairement le peuple contrairement à ce que l’on pourrait penser. Ainsi donc, les anciennes colonies françaises se sont vues inculquer des schèmes sur l’importance de la plantation et l’esclavage a pu être aboli à tout en laissant en place un système pérenne pour la plantation qui profite toujours au système capitaliste aujourd’hui.

Entre anthropocène et plantationnoscène

Le terme d’Anthropocène, proposé par le prix nobel de chimie Paul Crutzen, vise à qualifier notre époque sous une ère où l’Homme est devenu une force géologique majeure qui suffit à perturber les équilibres systémiques de notre planète. Cependant, l’emploi du mot Homme est une position coloniale (en plus d’être sexiste), parce qu’il invisibilise les hiérarchies et dominations sociales au sein des humains et envers la terre. Par conséquent, Malcolm Ferdinand préfère parler de plantationnoscène afin de mettre un peu de lumière sur les procédés nous ayant menés à la situation d’aujourd’hui.

La pratique de la plantation, telle qu’amenée par la colonialisme, réduit la main d’oeuvre à la seule valeur de production qu’elle peut apporter en occultant complètement les voix, dignités et rapport au monde des population qui la pratiquent. Aujourd’hui et par extension du colonialisme, on défini un « nègre » avec les mêmes procédés: une personne qui n’a pas sa place hormis celle d’apporter du profit aux entreprises à travers la plantation. Par extension encore, l’humain d’aujourd’hui est considéré dans notre société de la sorte; dans le monde du travail, mais aussi et surtout à travers nos rapports interindividuels entre nous et envers le vivant. En somme, l’on possède plus de 500 ans d’entreprises coloniales et de crimes contre l’humanité, dont les actions colonialistes et le rapport au vivant ont donné lieu à la crise écologique que nous connaissons aujourd’hui.

La pensée écologiste d’aujourd’hui prend en compte les écosystèmes et la biodiversité en oubliant l’histoire coloniale et esclavagiste; en oubliant les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Malcolm Ferdinant prend l’exemple de John Muir: un célèbre instigateur ayant milité pour la préservation des parcs naturels, notamment le parc Yosémite, mais qui ne s’est pas soucié des conditions politiques et sociales ayant amené leur destruction. Dans ses textes, il se félicitait de la beauté des parcs tout en considérant comme sales la présence occasionnelle de certains indiens qualifiés de « sauvages ». De tels exemples sont omniprésents dans la littérature, cela sans parler de nombreux livres de géographie, que nos grands-parents étudiaient en cours, hiérarchisant les différentes races humaines et mettant celle du « nègre » en bas de l’échelle avec des qualifications rabaissantes.

Evitons l’écologie coloniale

Nous savons maintenant qu’une écologie telle que nous l’abordons dans notre société occidentale reproduit les schémas et idéaux de la colonialité; que cette colonialité a été vectrice de la catastrophe humaine et environnementale dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Par conséquent, il est très important de déconstruire cette notion au sein même de l’écologie: apporter une considération totalement transparente aux personnes racisées. Si nous ne le faisons pas, il y a un risque que l’écologie coloniale nous mène à reproduire les erreurs du passé, ainsi qu’alimenter de nouvelles théories sur le fait que les causes du réchauffement climatique ne se trouvent pas dans nos pays riches et occidentaux.

En somme, il faut bien penser que, si la surpopulation, notamment dans les pays pauvres, est liée à l’accroissement de l’exploitation des ressources terrestres, ce n’en est pas nécessairement l’origine. Et que vouloir un tarissement de cette courbe sans parler d’inégalités de la consommation des ressources terrestres nos met en situation d’idéologie coloniale et politique; cette idéologie nous éloigne d’une réelle cohésion avec le reste du monde. Nous devons comprendre que concevoir la crise écologique est liée à un demande de justice sociale: ceci comprend une écologie décoloniale qui s’inquiète à la fois de la préservation des écosystèmes, ainsi que de la justice sociale sous une forme globale.

Le marronnage

Il s’agit de l’acte d’un esclave de fuir la propriété du maître qui l’asservit. Cette fuite peut durer de quelques jours à plusieurs mois/années, selon les motivations de revenir. Un·e esclave fuyant la propriété de son maître prend le nom de « marron » ou « marronne ».
Cette figure est emblématique d’une pratique dans les espaces coloniaux car il était question de fuir les plantations et l’esclavagisme. La fuite est d’ailleurs la seule et unique intrigue du marronnage. Ces personnes ont donc incarné le refus de la plantation: le refus de se soumettre un système qui les maltraite et les asservit. Mais plus important encore, il s’agit d’une révolte politique et un geste profondément écologique. En marronnant, les esclaves ne contribuent pas seulement à préserver les écosystèmes, mais aussi les communautés humaines et non-humaines qui seraient détruites ou exploitées par l’habité colonial et par la pratique de la plantation. La limite du marronnage s’inscrit dans le fait qu’il induit une rupture avec les proches, la familles, les ami·e·s, sur le lieu de la plantation. C’est pourquoi les marron·ne·s tendent à revenir après un certain temps (jours, mois ou années).

Les cas de marronnage sont aujourd’hui très présents: la ZAD (Zone À Défendre) est une forme de marronnage. Au-delà du fait d’occuper un lieu pour le protéger de la destruction par une industrie, il s’un réel lieu d’émancipation – de fuite – en rupture avec un système qui exploite et asservit, pas nécessairement sous la forme d’un racisme, mais sous une forme d’oppression tout de même, et de montrer qu’une autre forme de vivre-ensemble est possible loin de l’oppression systémique. Et ce qui incarne cette rupture avec le système actuel, c’est relations que l’on va pouvoir construire sur place: égalité, paix et bienveillance. C’est un geste radical qui permet d’ouvrir des lieux  de rencontre auprès de toute la communauté humaine et non-humaine. En somme, avec cet outil, s’il est bien pratiqué, on peut renverser une entreprise.

Comment produire les conditions d’une rencontre décoloniale ?

Il est consternant de voir à quel point les morts maritimes ayant lieu dans la méditerranée nous sont devenues familières. De cette manière, en plus de participer à un génocide sans nom, nous effaçons et censurons toutes les cultures que le monde connaît.

On distingue deux formes de justice: la justice contemporaine et la justice transgénérationnelle. L’humain est doué pour imaginer et créer des situations où la justice pourrait être appliquée. Cependant, il faut bâtir un pont entre ces deux justices qui permet de passer de l’une à l’autre.

La justice contemporaine serait par exemple de réclamer une égalité de salaire, ou de réduire drastiquement les violences policières à l’égard des populations étrangères. La justice transgénérationnelle incarne les différents accords et protocoles (Accords de Paris, Protocole de Kyoto, COP21, etc.) à condition de la faire sortir de la double-fracture en reconnaissant la dignité de celles et ceux qui ont été victimes d’une politique d’esclavage et de la colonisation. En somme, lorsqu’un pays demande une réparation comme une restitution de dette écologique ou une reconnaissance d’indépendance, la justice transgénérationnelle doit être appliquée afin de s’incarner comme garante d’une rencontre sur le pont qui lie ces deux justices dans un monde commun.

Plus concrètement, il faut:

– reconnaître que l’on a une écologie décoloniale

– permettre et organiser des rencontres sous le symbole de l’égalité et avec des points communs, en comprenant que, par exemple, l’épandage de pesticides détruit nos corps à tous·tes tout comme l’exploitation des population racisées dans d’autres parties du monde, ou comme les violences quotidiennes que subit une personne racisée

– déconstruire nos discours sur la modernité en percevant que depuis 5 siècles des hommes ont construit un monde qui leur semblait parfait en créant diverses oppressions
– créer des nouveaux modes de fonctionner entre nous qui ne passent pas par la destruction du monde d’autrui. Il faut donc avoir la conviction que d’autres manières d’habiter sont possibles.

-cesser de ridiculiser, même avec des propos humoristiques, d’autres manières d’habiter la terre

– cultiver et accepter les connaissances d’autres mondes et d’autres cultures pour pouvoir apprendre et enseigner de nouvelles manières de vivre

Au 21e siècle, on ne peut plus militer contre l’esclavagisme et alimenter des rapports de destruction avec nos modes de consommation. Beaucoup de groupes antispécistes comme L214 montrent des animaux exploités et tués comme on le faisait autrefois avec les esclaves humains. Cette vision nous montre qu’autrefois, les noirs étaient perçus comme des animaux. Ainsi donc, en interrogeant les manières dont on habite la terre, il est essentiel de comprendre que nous dépassons les formes que prennent nos différentes luttes, et qu’on souhaite tous et toutes mener une vie humble et agréable, de pouvoir vivre ensemble dans des conditions de respect, d’égalité et de dignité.

Issu du livre de Malcolm Ferdinand « Une écologie décoloniale: penser l’écologie depuis le monde caribéen »

Interview de Malcolm Ferdinand sur son livre
Afrotopiques – MALCOM FERDINAND // Penser une écologie décoloniale, une écologie-du-monde